« Mettre un pied d’vant l’autre et recommencer » ne suffit pas toujours, quand on est aveugle ou mal-voyant, pour arriver non seulement où l’on veut, mais sans plaie ni bosse. Voici à quoi veillent méthodiquement Lisa BOUYGUES dans le Gard, Cathy BEFFARA et Malory FERRATY dans l’Hérault.
– Vous êtes donc locomotriciennes ?
– Non ! Ce mot-là n’existe pas. Ce qui existe, ce sont les psychomotriciens et psychomotriciennes : ils travaillent en salle sur la conscience de son propre corps et de l’espace immédiat, afin de parfaire l’équilibre et les repères corporels qui ont pu être perturbés par la perte de la vue, apprendre à gérer les tensions physiques, etc. En psychomotricité j’oriente mon corps dans l’espace, alors qu’en locomotion je me dirige à travers l’espace en direction d’un but.
– L’objectif est que la personne puisse assumer par elle-même ses déplacements quotidiens ?
– Oui, mais pour parer à toutes les éventualités et pour une véritable autonomie, cette étape doit arriver en tout dernier lieu. Il ne suffit pas d’apprendre les trajets par cœur et de se débrouiller tant bien que mal avec des repères de fortune. On apprend à se servir de toutes ses sensations : les possibilités visuelles pour les amblyopes, le toucher direct et indirect bien sûr, éventuellement l’odorat, mais surtout l’ouïe. De bonnes oreilles permettent de marcher au milieu du trottoir, en parallèle à la circulation automobile : c’est plus sûr et cela entraîne à aller droit, ce qui sera précieux pour les traversées de rues, de places et d’autres grands espaces. Dans le cas d’un adulte qui vient de perdre la vue, il faut compter environ un an pour une bonne maîtrise, à raison d’une séance par semaine, ou deux maximum.
– Dites donc, c’est une très longue marche !
– En effet, mais le jeu en vaut la peine : la récompense est dans l’aisance et dans la sécurité. L’objectif idéal, même si tout le monde n’en a pas besoin en tant que tel, c’est de pouvoir se déplacer dans une ville inconnue avec des explications orales et ses techniques de locomotion. Cela commence bien sûr par le maniement de la canne, dont il faut surtout travailler la coordination avec les pas. Puis on apprend comment se protéger et s’orienter dans un espace inconnu. Ensuite, comment s’y prendre dans un carrefour : avec feu, sans feu, à sens unique, à double sens. Enfin, viennent les grands espaces du type Comédie ou gare, et les transports en commun.
– Et c’est après tout cela que vous passez aux trajets usuels ?
– Oui. Nous varions aussi les plaisirs : certaines séances peuvent consister à travailler sur des plans ou maquettes que nous fabriquons nous-mêmes, ou encore à faire représenter un parcours par la personne à partir de l’explication d’itinéraire que nous lui donnons à l’oral. Puis on peut faire le parcours réel en suivant la personne pour la conseiller et, plus tard, l’attendre à un point de rencontre où elle doit aller par elle-même. Évidemment, le travail est beaucoup plus rapide quand il s’agit d’une reprise de la rééducation suite à un déménagement ou à l’arrivée d’un chien-guide.
– Quel est votre rôle lorsqu’une personne choisit cette aide dans le déplacement ?
– Les chiens sont dressés dans quelques centres spécialisés en France. Si la personne vient de perdre la vue, il faut faire tout le travail que nous venons de décrire avant la remise du chien. Sans cela, le maître risque d’avoir des réactions incompréhensibles qui perturberont son chien guide, et tous deux se trouveront dans des situations difficiles, voire dangereuses (car une personne déficiente visuelle ne peut en même temps apprendre à maîtriser son environnement et son chien guide). Il ne faut pas surestimer l’animal, le déplacement avec un chien guide requiert une participation active de la personne déficiente visuelle. Quand la personne a déjà l’habitude de se déplacer, ou change simplement de partenaire, il suffit de quelques séances de mise au point.
– Une autre situation particulière est celle de l’enfant mal ou non-voyant, car il ne peut pas être autonome tout de suite : que pouvez-vous faire avec lui ?
– Toutes sortes d’activités, qui passent souvent par le jeu, mais qui sont essentielles pour qu’il se structure bien, qu’il comprenne le monde autour de lui et puisse plus facilement devenir autonome le moment venu. Le premier point est de l’initier à la ville. Tout ça est déjà acquis quand on perd la vue après l’adolescence, mais pour un tout petit cela nécessite beaucoup d’explications, des schémas, des maquettes, des stimulations, de l’éveil sensoriel et de véritables mises en situation dans la rue puis, comme pour n’importe quel enfant, une initiation au code de la route.
– L’aide des parents n’est-elle pas indispensable ?
– Elle est capitale car, à pied comme en voiture, ce sont eux qui conduisent le plus souvent l’enfant et qui peuvent le mieux le rendre conscient des différentes situations, lui décrire l’environnement, lui donner envie d’être autonome et, tout particulièrement, le sensibiliser à la nécessité de la canne blanche. Ce sont les parents qui doivent d’abord être convaincus que, pour un handicapé visuel, le maniement de la canne est l’aide technique la plus sûre et la plus appropriée… la meilleure façon de marcher. »
Propos recueillis par Bertrand VÉRINE dans le cadre de l’élaboration de l’Union Info.